Extensions

Jamais, de mémoire de (jeune) passionné des noms de domaine, une annonce n’avait suscité autant d’attention sur et en dehors du marché.

Tout est parti d’une interview accordée aujourd’hui au journal Les Echos par Paul Twomey, Président de l’ICANN, dans laquelle est abordée la question controversée de la multiplication des extensions.

Et quelle interview ! On y apprend que l’ICANN s’est fixé pour « enjeu clé » de sa 32ème réunion internationale se tenant actuellement à Paris la « libéralisation des extensions génériques sur Internet ». Rien de bien nouveau à première vue, simplement une manière ronflante de rappeler que l’introduction de nouveaux TLDs est l’un des principaux leviers du développement de l’espace de nommage à l’échelle mondiale.

Sauf que Paul Twomey va plus loin dans sa réflexion et enchaîne :

dès le premier trimestre de 2009, les 1,3 milliard d’internautes pourront acquérir des adresses génériques, en déposant des mots courants comme .amour, .haine ou .ville ou encore des noms propres, comme .lesechos, par exemple.

Le ton est donné. La nouvelle fait l’effet d’un coup de trafalgar et ne tarde pas à se propager sur la toile comme un feu de brousse. Le Monde, L’Express, La Tribune, L’Expansion et bien d’autres encore y vont de leur article. Et à l’heure où j’écris, le petit écran a sans doute pris le relais.

Info ou intox ? Si l’on ne peut occulter l’effet « coup de pub » souhaité par Paul Twomey (et le journal Les Echos, ce qui n’a pas échappé à Jean-Marie Leray) à l’heure où les pontes du nommage débarquent au Méridien Montparnasse, on ne peut pas non plus prendre la nouvelle à la légère. Un vent de révolution soufflerait-il sur le marché des noms de domaine et l’Internet en général ? Je laisse chacun se faire sa propre opinion, les lectures de chevet ne manquant pas.

Mais quid de l’impact d’une telle annonce – si l’ICANN devait aller au bout de ses ambitions annoncées – sur le second marché des noms de domaine ? Je dois dire que jamais en 5 ans d’expérience dans le milieu on ne m’avait autant demandé mon avis qu’aujourd’hui. La nouvelle a donc au moins le mérite de faire l’effet un coup de pied dans la fourmilière.

Ma première réponse serait : « du calme« . Le brouhaha médiatique sévissant depuis ce matin a eu pour effet premier d’éveiller les sens du fameux 1,3 milliard d’internautes qu’évoque Twomey dans son intervention. Loïc Damilaville souligne à juste titre dans une interview accordée aujourd’hui à 01net qu’il devrait se passer quelques mois (années) entre les mots et les actes éventuels :

La définition des conditions requises pour y participer sera finalisée vers la fin de 2008 ou le début de 2009. Une phase d’appel devrait avoir lieu l’an prochain, avec une validation des premiers dossiers à l’automne. Mais il ne faut pas s’attendre au lancement des premiers sites avec ces nouvelles extensions avant le premier trimestre 2010.

Soit presque deux ans, autant dire une éternité dans l’écosystème des noms de domaine.

Soyons fous et imaginons une prolifération rampante des fameuses « nouvelles extensions » (qui par essence ne seront pas nouvelles bien longtemps, et je crois que c’est là leur principal talon d’Achille) : .amour, .gloire et .beauté, dans sa version star.wars. Quelles conséquences sur le second marché ? J’en vois plusieurs :

  • à court terme, la confusion et certainement une baisse généralisée des prix. L’effet poudre aux yeux fera croire à tous ceux qui ont raté le train du .com (voire du .fr, en France) qu’un original mapetite.entreprise leur donnera la clé des champs. Les investisseurs en noms de domaine auront donc encore plus de difficulté à prêcher pour leur paroisse qu’aujourd’hui.
  • à moyen et long termes, un renforcement de la popularité, de la crédibilité et donc de la valeur du .com : je ne suis pas sociologue mais je crois que lorsqu’une communauté (en l’occurrence, celle des internautes) est déboussolée – et autant dire qu’il y aurait matière à perdre le Nord – elle se raccroche à des fondamentaux. A mes yeux, le .com a tout pour représenter la Grande Ourse dans la purée d’étoiles générée par le Big Bang annoncé. D’autres extensions comme le .net voire le .org pourraient également tirer leur épingle du jeu.
  • un coup fatal pour les extensions déjà sous respiration artificielle depuis quelques temps. Quelques exemples parmi d’autres : .biz, .ws, .dj.
  • des départs encore plus poussifs qu’à l’accoutumée pour de nouvelles extensions qui pour le coup auraient eu toutes leurs chances sous l’ancien régime. Le .tel ne paye déjà pas de mine en ce lundi 23 juin 2008, mais qu’en adviendra-t-il quand il se noiera dans la masse des .telephone, .mobile et .portable en 2019 ? Allô la Terre ? ici l’ICANN !
  • des feux de brousse spéculatifs sans lendemain. Pour comprendre, répétez l’histoire du .eu et décalquez-là sur des centaines d’extensions : les domainers les moins expérimentés sauteront de joie lorsqu’ils verront des cours.bourse, billet.avion et autres attrape.nigauds libre de tout marquage. Et oublieront par la même deux fondamentaux : qui va leur racheter leurs pépites si l’extension n’est pas utilisée instinctivement par les internautes et quand bien même elle le serait un minimum, pourquoi racheter cours.bourse quand bourse.cours est libre ?
  • conséquence directe de la cupidité de certains, une hausse du cybersquatting et des pratiques assimilables. Le domaineur avisé est raisonnable, mais au prix où les noms de domaine sont commercialisés, l’internaute Pierre ou Paul n’y réfléchira pas à deux fois lorsqu’il verra un sncf.voyages scintiller sous ses yeux ébahis. Et les entreprises de s’arracher les cheveux. Et les juristes de se frotter les mains.
  • Une pagaille monstre dans les « flux de domaines ». Comprendre par là que trouver un acheteur est une chose, mais transférer un domaine en est une autre. Quand je vois que certaines extensions donnent tellement de fil à retordre côté transfert aux plateformes spécialisées qu’elles vont jusqu’à les refuser purement et simplement, je me dis que faire changer de main un cadeau.empoisonné sera l’enfer.
  • donc à terme, une méfiance et un scepticisme généralisés des acteurs du second marché envers ces « nouvelles » extensions. Et un recentrage sur les valeurs sûres du nommage (pour finalement suivre la tendance parmi utilisateurs finaux)

Bref, un sacré mic mac en perspective, avec pour résumer une application à la valorisation des extensions de l’adage « les riches toujours plus riches (.com et consorts), les pauvres toujours plus pauvres (.museum, .coop, .trucmuche et compagnie) »

Sur ce, bonne.nuit !